Thomas Costenoble, 54 ans, CEO de Becomev, Directeur du Brussels Beer Challenge, œnologue, amateur de bières et de tous les produits que la nature peut offrir, vous fait découvrir le Hainaut.
Le Hainaut, un territoire humble au patrimoine brassicole hors du commun
Vivant dans un tout petit village hennuyer authentique et préservé, il me semblait évident de parler de ce qui m’entoure et de ce qui continue à m’émouvoir en termes de production brassicole.
L’histoire du Hainaut a été profondément marquée par l’empreinte de la révolution industrielle. Après le charbon, la région hennuyère devient aussi le bassin de la sidérurgie, de la fabrication métallique, de la construction mécanique et électrique, de la chimie, de la faïencerie, de la verrerie et de la confection. Mais la province présente aussi un autre visage, beaucoup plus vert, agricole et champêtre.
Au 19ème siècle, le nombre d’exploitations agricoles y est plus important que nulle part ailleurs dans le pays. Par soucis de diversification, et pour occuper une part du personnel en périodes hivernales, bon nombre de fermes hennuyères accueillent en leur sein une petite activité brassicole. La production qui en découle sert à abreuver les ouvriers agricoles en bières fraiches, légères et peu alcoolisées, jugées à l’époque beaucoup plus saines que l’eau.
En 1896, le Hainaut comptait 595 exploitations brassicoles réparties dans 248 communes. Cela représente plus de 60% de toutes les brasseries de Wallonie. Comme partout dans le pays, la Première Guerre Mondiale provoque la mise à l’arrêt de plus de la moitié des brasseries. La réquisition du cuivre, la destruction des récoltes et le manque cruel de matières premières empêchent beaucoup de brasseurs de poursuivre leurs activités.
Une traversée du désert
La crise économique de 1929 et la Seconde Guerre Mondiale provoquent encore la fermeture des structures les plus fragiles. Si bien qu’en 1949, il ne reste plus que 160 brasseries en activité. La concurrence des bières anglaises, mais surtout le développement des bières de fermentation basse de type Pils donnent un nouveau coup d’arrêt à la production. Pour rivaliser, il faut investir ou se regrouper en coopérative. Le nombre de brasseries s’effondre encore inexorablement. On n’en dénombre plus qu’une soixantaine en 1962, 42 en 1968 et 30 en 1974.
Le minimum est atteint dans les années 80 où seules 10 brasseries restent encore actives dans le Hainaut. Six d’entre elles existent toujours aujourd’hui. Il s’agit des brasseries familiales Dubuisson, Dupont, et Silly, de la brasserie de l’Abbaye de Scourmont et des petites Brasserie Bisset, siège de l’actuelle brasserie à Vapeur et Allard-Groetembril rebaptisée aujourd’hui Brasserie de Brunehaut. Hormis la brasserie de Chimay, toutes ces brasseries doivent leur maintien au réseau de distribution de boissons qu’elles ont développé en parallèle. Pour écouler sa production, il faut désormais vendre de la Stella, du Coca-Cola, de la limonade, de l’eau ou des boissons lactées.
Un retour en fanfare de la bière belge
Un souffle nouveau s’amorce heureusement fin des années 1980 et se poursuit jusqu’à la fin du XXème siècle. Et ce grâce, notamment, à l’intérêt de critiques étrangers envers les anciens styles belges et hennuyers. Les bières de type Saison, originaires du Hainaut, redeviennent populaires après la publication élogieuse qu’en fait le journaliste Anglais Michaël Jackson. De nouveaux marchés s’ouvrent pour les brasseries et les succès enregistrés font renaître de nouvelles vocations. Aux Etats-Unis, les styles belges deviennent tendance et très recherchés. L’export s’emballe et d’anciennes brasseries renaissent de leurs cendres. C’est le cas de la Brasserie Friart au Rœulx, La Binchoise comme son nom l’indique à Binche ou plus tard encore, les Brasseries de Cazeau à Templeuve ou Caulier à Péruwelz.
Une concentration incroyable de brasseries
Aujourd’hui, le Hainaut reste toujours la province la plus brassicole de Wallonie. Pas moins d’une cinquantaines de brasseries de tailles très diverses brassent leurs bières dans leurs installations. Une dizaine d’entre elles ont moins de trois ans d’existence et tablent sur le regain d’intérêt des consommateurs pour les produits traditionnels, locaux et qualitatifs. Toutes ces structures contribuent au renouveau du secteur. Et elles continuent à pérenniser la culture brassicole wallonne et belge désormais reconnue par l’Unesco au patrimoine culturel immatériel mondial.
Même s’il n’est pas facile de faire des choix, je vous propose de découvrir mes 3 coups de cœur de passionné et d’amoureux des bonnes choses et des valeurs humaines…
La Brasserie Deseveaux : la revanche du Sarrasin
A Boussu, au pied de la vallée du Hanneton, dans une ferme deux fois centenaire, Sébastien Deseveaux brasse des bières pour le moins originales. Depuis 2011, il remet à l’honneur des céréales ou graines ancestrales comme l’avoine et le sarrasin. Ces ingrédients, il les choisit pour leur originalité mais aussi pour leurs qualités gustatives et la durabilité de leur production.
Blé noir et sarrasin, c’est chou vert et vert chou, sauf que le sarrasin n’est pas du blé. Ce n’est pas une graminée, comme toutes les autres céréales, mais il s’y apparente pour ses qualités alimentaires. Il permet en effet de fabriquer de la farine. Les intolérants au gluten le savent très bien ! Cette plante est originaire d’Asie du Nord-Est (Mongolie, Chine). Elle s’est ensuite répandue par la culture en Extrême-Orient, principalement en Corée et au Japon, ainsi qu’en Europe (particulièrement en Allemagne) dès le XIVe siècle.
Importé lors des croisades et popularisé par Anne de Bretagne, le blé noir s’implante en Bretagne au XVe siècle. Durant plus de 3 siècles, il devient l’alimentation principale des Bretons. Ces derniers l’utilisent encore pour la production de leurs célèbres crêpes. En dehors de cette région et de quelques pays d’Europe de l’Est, cette plante est plutôt en voie de disparition sur notre continent.
Une sélection de céréales exceptionnelles
Pour produire la Sarrazin bio, Sébastien Deseveaux utilise exclusivement du sarrasin et de malt biologique. Par philosophie, il recherche également du houblon biologique qu’il trouve actuellement à l’étranger. Mais la filière houblonnière belge qui se développe devrait pouvoir le satisfaire à court terme. L’autre référence qui sort des cuves de la brasserie depuis 2016 est l’Avena. Une bière brassée dans la pure tradition des « Saisons » de la province du Hainaut à partir de 2 grains : l’avoine et le malt d’orge. Dès son lancement, cette bière s’impose au Brussels Beer Challenge, dans l’une des catégorie reine de cette compétition internationale. Un véritable exploit ! Avoine et sarrasin restent actuellement peu utilisés en brasserie. Ils donnent à la bière cette petite pointe de douceur caractéristique de la brasserie Desevaux.
La Brasserie à Vapeur : dernier témoin d’un patrimoine disparu
Pour les amateurs et connaisseurs de bière, la brasserie à vapeur est une référence. On peut même dire que c’est une institution ! Dernier vestige des brasseries du XIXème siècle, elle doit sa réputation à cette fameuse machine à vapeur qui fournit sa force motrice indispensable à la fabrication de la bière. Souvent mise en danger, elle doit surtout son maintien actuel à l’abnégation d’un seul homme : Jean-Louis Dits, l’ange-gardien du patrimoine brassicole wallon.
L’histoire de cette ferme-brasserie de Pipaix date de 1785. Elle commence lorsque la famille Cuvelier décide d’adjoindre une brasserie à la ferme familiale. Comme souvent à l’époque, le but de cette diversification est d’occuper les ouvriers agricoles pendant la période hivernale et d’étancher leur soif pendant les périodes de travaux intenses dans les champs. Produire une bière légère et peu alcoolisée était une exigence de santé publique. Le breuvage fournit était bien plus sain que l’eau, bien souvent contaminée. C’est ainsi qu’apparait la première Saison de Pipaix. La recette originale est précieusement conservée dans un vieux carnet noir transmis aux différentes générations de brasseurs qui ont investi les lieux.
Jean Louis, témoin du temps
Jean-Louis Dits est de la génération post 68. Jeune diplômé, il rêve d’espace, de nature et d’idéaux. Dans les années 90, il rachète la brasserie et conserve l’ensemble des installations dont la fameuse machine à vapeur.
C’est autour de brassins publics que Jean-Louis Dits séduit la plus grande partie de ses adhérents et consommateurs qui partagent avec lui des moments d’exception.
En 1992, Jean-Louis prépare un brassin inspiré de la recette de son prédécesseur « la Biss ». Brassée un 29 février, il décide de nommer sa bière « Biss-extile ». Son ami, le dessinateur Louis-Michel Carpentier, lui soumet un projet de deux étiquettes un peu décalées mettant en scène un cochon pour l’une, une cochonne pour l’autre. Le public est fou de la bière et de ses étiquettes et en redemande. Les futurs brassins qui sortiront seront rebaptisés « Vapeur-Cochonne ». Sur certains marchés, la cochonne sera affublée tantôt d’un soutien-gorge, tantôt d’un tee-shirt… puritanisme oblige !
Une rencontre hors du temps
Rencontrer Jean-Louis Dits reste une expérience inoubliable. Quand il vous parle d’histoire ou de patrimoine il est intarissable. Quand il aborde d’autres thèmes comme la bêtise humaine, l’incompétence ou l’idiotie qu’il rencontre au détour de son parcours professionnel, il se déchaine avec enthousiasme mais toujours avec humour ! Ne le lancez surtout pas sur la politique car dans ce cas là… vous ne pourrez plus l’arrêter. Mais dès qu’on reparle de la bière ou de la brasserie qu’il a sauvé de la destruction, alors ses yeux s’illuminent et la passion fait le reste…
Tous ceux qui ont eu la chance de participer à l’un de ses fameux brassins publics vous le diront. Ils sortent de la brasserie à Vapeur différents, gorgés de bonne humeur et riches d’une expérience inégalable.
Merci Monsieur Dits. Merci Jean-Louis d’avoir sauvegardé un patrimoine, d’avoir suscité des vocations, d’avoir transmis un savoir, et de continuer à perpétuer une tradition. Pour tout cela vous méritez les honneurs, les médailles et les diplômes. Mais de tout cela vous n’en n’avez cure. La seule chose qui vous anime est la passion. Et peut-être aussi la lueur qui scintille dans le regard de toutes les personnes qui participent à vos brassins publics et partagent avec vous l’émotion d’un moment authentique.
Saint Feuillien : l’incontournable bière de la région du centre
La Saint Feuillien blonde est ma madeleine de Proust. Elle a accompagné les plus grands moments de ma vie mais aussi les plus simples et les plus authentiques. Plus récemment, la découverte de la Saint Feuillien Grand Cru m’a fait comprendre que la bière pouvait aussi participer à des moments de grande gastronomie.
La brasserie de Saint-Feuillien fait partie intégrante du patrimoine brassicole belge. Comme en témoigne la 1ère édition de l’Annuaire des Brasseries Belges, publié en 1896. L’entité du Rœulx comptait à la fin du XIXème siècle quatre brasseries bien distinctes : les brasseries Ferbus, Huart, Denis et Barbier-Friart. Cette dernière, rachetée en 1873 par Alfred Barbier, qui décède à peine deux ans après, se retrouve dans les mains de sa veuve. Madame Stéphanie Friart devient ainsi l’une des premières femme à brasser en Belgique (depuis bien des siècles). Plus de deux siècles plus tard, c’est toujours une femme, Dominique Friart qui dirige l’une des plus importantes brasseries du Hainaut, rebaptisée Brasserie Saint-Feuillien.
Une histoire en mouvement
C’est au printemps 2011 que la gamme de la brasserie s’enrichit d’une bière exceptionnelle : la Grand Cru. Une bière extra-blonde de dégustation par excellence qui rentre rapidement dans le top trois des meilleures ventes de la brasserie. Un must à découvrir absolument !
En 2022, la brasserie familiale de la famille Friart a investi pas moins de vingt-et-un million d’euros… Soit autant que sur les vingt dernières années ! L’objectif ? Faire face à une croissance impressionnante. La brasserie hennuyère saisira l’occasion pour renouveler tout son matériel et réduire son empreinte environnementale.