Prime au local, on commence notre série de rencontres avec Anthony D’Orazio, créateur d’une des premières caves à bières de France – l’Abbaye des Saveurs – à Lille. Il est l’un des pionniers de la distribution du craft avec ses bars « La Capsule » à Lille et Arras et sa société de distribution Hop Culture. En 2005, on peut dire que lui et Franck, son associé, ont eu le nez creux. Né d’une passion pour la bière artisanale, ce groupe qui aujourd’hui emploie près de 25 personnes a traversé l’essor impressionnant de la bière artisanale. Nous avons échangé avec lui sur ses visions de la bière et du tourisme.
L’interview
Nous sommes un acteur historique de la scène brassicole artisanale française. Notre mission est de démocratiser la bière artisanale à travers différentes activités que ça soit avec La Capsule notre bar à bière artisanale et Hop Culture qui est notre société de distribution, et bien sûr la brasserie en cours d’installation dans le quartier de Fives à Lille.
En 2005, on a eu envie de lancer une cave à bière avec Franck, on était deux et on s’est développé petit à petit. Maintenant on est 25 salariés sur les différentes structures. On a ouvert la cave à bières en partant du constat qu’il y avait peu ou pas d’établissement qui faisait la promotion de la bière artisanale en France. On ne se retrouvait pas dans l’offre de l’époque. Assez vite, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas non plus de bar à bière spécialisé. En 2008 on a donc ouvert La Capsule.
On a eu 2 types de réactions. Les premiers nous disaient : « ça ne marchera jamais, vous ne faites pas les bières les plus courantes, les gens ne vont pas boire ce qu’ils ne connaissent pas ». On était même pas encore à l’époque des Tripel Karmeliet. On buvait de la Leffe et de la Grimbergen dans les cafés ici.
Et les autres : « Ah enfin un bar à bières avec des produits à déguster qui changent ». D’entrée de jeu, on avait des produits comme la Moinette (brasserie Dupont). La sélection au départ était beaucoup moins pointue qu’actuellement, mais il y avait aussi une offre beaucoup plus réduite. On a suivi l’évolution du marché et on a essayé de garder l’avance qu’on avait au départ
Par exemple à nos débuts on servait de la Karmeliet. Quand la Karmeliet est devenue mainstream, on a fait une autre sélection pour faire découvrir des brasseries qui venaient d’arriver sur le marché Français comme De Dolle, Cantillon ou St Feuillien. Des brasseries assez artisanales, peu distribuées et peu connues à l’époque qui ont une toute autre image actuellement.
Eux nous disent que c’est super. On était une alternative au bar classique sous contrat brasseur verrouillé par des grandes marques et ils voyaient de nouveaux débouchés intéressants. On travaillait avec la brasserie Trappiste Néerlandaise La Trappe aussi par exemple. Maintenant on a l’impression que c’est devenu des grosses machines mais elles étaient inconnues du grand public il y a 15 ans.
On travaillait aussi évidemment avec les acteurs régionaux comme Thiriez, Saint-Germain et sa gamme Page 24, les bières des Bailleux (brasserie au Baron). Notre volonté était déjà de mettre en avant la brasserie régionale. On a grandi avec eux et avec les clients aussi.
Ça s’est accentué au fil du temps parce que l’offre s’est développée. Le boom de la bière artisanale en Europe n’a pas commencé par la France. On a aussi pris pas mal de brasseries Italiennes quand ça a beaucoup bougé là-bas. On voulait montrer que le marché était dynamique et que ça bougeait aussi en Europe.
Oui, tout à fait. La définition de base a toujours été la même : une bière produite par des brasseries indépendantes. La taille n’a pas forcément d’importance, car ce n’est pas toujours un gage de qualité. Je dois dire aussi qu’on ne s’est jamais opposé aux gros distributeurs. Ils ont le droit d’exister et n’ont pas du tout la même cible. Nous, on a orienté nos décisions vers les choix du consommateur, avec la volonté de soutenir des petits producteurs, le circuit court, les bières locales.
On a voulu faire découvrir des produits de qualité de brasseries indépendantes.
L’important pour nous, c’est de conserver cet aspect social de la bière. Toute cette dimension de partage, de convivialité, de simplicité, qui pour nous sont les valeurs fondatrices de la bière au sens large. Là nous sommes au cœur de nos valeurs.
Notre argument, c’est de parler d’une fabrication locale avec des artisans qui en vivent. On met en avant des partenaires qui ont les mêmes valeurs, qui ont la même vision que nous de la bière artisanale.
On sait que c’est très compliqué de comprendre la bière artisanale avec 2300 brasseries en France, 10 000 références et plus de 100 styles différents. Nous apportons notre expérience et expertise pour la rendre accessible.
On donne les clés pour comprendre. C’est ce qu’on fait avec les pictogrammes dans nos bars, pour simplifier l’offre. On a regroupé les familles de style par famille de saveurs, pour mieux comprendre ce qui peut paraitre obscur au profane.
Une des spécificités aussi chez nous, c‘est de faire goûter, car on a conscience qu’on peut proposer des produits déroutants. Vendre pour vendre n’a aucun sens, il faut aussi éduquer.
Les typologies de consommateurs sont différentes : les consommateurs urbains sont plutôt informés des nouvelles tendances de consommation, dans la bière, dans la restauration en général. Le fait de consommer local, de s’intéresser aux producteurs, c’est ancré dans les pratiques.
Dans les villes plus petites, l’offre est plus réduite donc il y a moins de connaissance ou de curiosité.
Il y a toujours une latence entre ces différents marchés.
Pour moi, le tourisme c’est promouvoir l’artisanat local, promouvoir une activité ancestrale, un savoir-faire et surtout dans notre région. On est une région emblématique, c’est indissociable de la question touristique. C’est très vrai dans le Nord, moins dans d’autres régions. Mais il y a toujours cette dimension d’artisanat et d’outil de production à montrer et à valoriser.
Oui, parce que l’enjeu c’est de faire découvrir les produits fabriqués dans notre région. La typologie de notre clientèle nous montre le weekend que c‘est environ 20% de notre clientèle qui est touristique, ce qui n’est pas neutre.
Par tourisme, on entend aussi tourisme d’affaires, des gens de passage pour le travail qui en profitent pour découvrir la gastronomie locale.
Oui. Ça ne nous gène pas car il y a de la place pour tout le monde. Nous on ne partage pas ces valeurs. La bière ça reste un produit social, même si c’est devenu un produit un peu tendance en effet, mais les brasseries qui produisent des bières tendances et marketées, ça contribue à la démocratisation du produit qu’on aime finalement.
De notre côté, on reste dans une approche sociale, on ne surfe pas sur cette démarche hype, opportuniste. On est là depuis tellement longtemps. D’entrée de jeu on avait cet ADN là, qu’on garde aujourd’hui. C‘est ça qui nous motive encore. On ne décide pas de proposer le top 10 de Untappd (ndlr : application de notation des bières très utilisée par les amateurs). Notre démarche est plutôt d’accompagner les brasseries en développement qui produisent des produits de qualité.
C’est un problème, puisque ca va à l’encontre de notre mission. On en parle d’ailleurs pas mal en interne. Démocratiser, ça veut dire rendre accessible d’un point de vue tarifaire.
Notre position : on peut faire ce genre de prix sur des produits avec une vraie justification (vieillissement, matières premières, choix agri-agro raisonnés). Tout ce qui permet d’aider des producteurs d’orge, de malt, de houblon, de vivre correctement de leur production.
Oui, avec la volonté de garder une gamme de prix le plus large possible. C’est aussi notre avantage avec plus de 20 becs, tous les clients, habitués ou non, peuvent trouver un produit artisanal à un tarif raisonnable.
On accentue le développement des Capsules pour participer et diffuser nos valeurs et notre vision de la bière artisanale.
A coté de ça, on a toujours le projet de monter notre brasserie à Fives (ndlr : un quartier de Lille). Il permettra d’avoir un projet global et cohérent en maitrisant plusieurs métiers (prod, distri, conso) et de l’ensemble du cycle de vie de la bière. La brasserie permettra aussi de promouvoir toute la filière de matière première et essayer par ce biais-là de mette en avant des filières courtes.
L’ancrage dans le quartier de Fives est super important. On a attendu depuis 10 ans que le projet de réhabilitation arrive. On aurait pu aller s’installer ailleurs, mais l’endroit de production a un sens pour nous. Une brasserie au cœur d’un quartier populaire sur le site d’une ancienne usine, cher aux habitants. Ça a du sens car on met une activité de bière artisanale dans un quartier populaire pour montrer que les deux peuvent cohabiter.
Moi je sors plus trop, alors c’est pas à moi qu’il faut demander ça (rires).
La brasserie Au Baron reste un incontournable, très sympa dans un cadre super agréable. Ils font partie des pionniers.
La Brasserie Cambier: au dessus du lot. L’un des premiers sur la métropole, avec des produits ultra quali, avec un bon esprit et des tarifs abordables.
La brasserie Dupont : on est super attachés à la brasserie, c’est avec eux que tout a commencé. Ils continuent de faire des produits excellents avec cette approche simple, traditionnelle, avec un fort ancrage local dans le territoire.
Enfin, même si on est très différents dans notre approche, Brique House participe à cet accès à la bière artisanale. Ils montrent la bière au plus grand nombre et participent aussi à la dynamique du marché. Nous on est très tradi, mais il y a aussi d’autres approches qui nous bousculent, qui nous obligent à réfléchir. C’est très différent mais complémentaire et montre toute la richesse du marché.