Sceptique. C’est ainsi que je définirais la réaction de Véronique et Michel, joyeux couple de sexagénaires alsaciens en goguette par ce mardi ensoleillé d’octobre. « Ah bon ? Il y’a autant de brasseries que ça dans le coin ? Déjà une, je ne pensais pas, mais alors une quinzaine… ». Voici la réponse que j’ai eue lorsque j’ai échangé rapidement avec mes deux voisins de terrasse à propos des brasseries alsaciennes qui parsèment la route des vins.
« Il y’a autant de brasseries que ça dans le coin ? »
A ce moment-là, j’étais dans le centre du superbe village de Kaysersberg en pleine pause déj’. Tentant de combler ma déception d’avoir trouvé porte close à la Brasserie Bisaïgue, à grand renfort de tartelette orange/crème de marron (au passage, si vous visitez Kaysersberg un jour, allez faire un tour à la boulangerie l’Enfariné).
Bon ce rendez-vous manqué est totalement de ma faute puisque le mardi est indiqué partout comme l’un des jours de fermeture de la brasserie kaysersbergeoise. Mais l’anecdote illustre bien le déficit d’image auprès du très grand public, même local, que peuvent encore avoir les brasseries artisanales situées sur ce territoire. Et c’est bien dommage car, en plus d’être nombreuses, elles sont talentueuses et toutes singulières. Au long de mon petit périple et de mes rencontres, je n’ai pas visité deux fois un lieu similaire. Ni entendu deux fois la même histoire. Commençons par exemple avec la Brasserie du Vignoble.
« Un vigneron quand ça a soif, ça boit quoi ? »
Nichée au coeur du vignoble (ça donne un indice sur l’origine du nom), dans le joli village de Riquewihr, la Brasserie du Vignoble, la Brav pour les intimes, existe depuis 1998. Reprise par Jérôme Schwartz depuis plus de 10 ans, elle fait maintenant partie des incontournables de la région. Dans le verre, on retrouve une gamme classique (attention, ce n’est surtout pas péjoratif) complétée régulièrement avec quelques cuvées saisonnières.
C’est par exemple le cas de la bière de récolte, réalisée tous les ans à l’automne, lorsque les lianes de houblons du biergarten sont coupées par ses clients fidèles – et notamment, c’est cocasse, par des vignerons locaux – à l’occasion d’une fête avec grillades et grandes tablées au programme. D’ailleurs, lorsque je demande à Jérôme comment se passe l’intégration d’un brasseur sur une terre réputée pour sa culture de la vigne, il m’assure que, passé une période d’observation au lancement de la brasserie, tout se passe maintenant à merveille. « Tu sais, un vigneron, quand ça a soif, ça fait comme tout le monde, ça boit une bière », me précise-t-il en rigolant.
Des opportunités nombreuses
Et il faut croire qu’ils sont nombreux à avoir soif dans les alentours. Victime de son succès, la brasserie se développe avec un second bâtiment qui accueillera toute la production à quelques kilomètres de là, dans le superbe village de Ribeauvillé, qui vaut lui aussi largement le détour. Lors de ma visite, Jérôme, tout juste remis d’une grosse grippe, attendait impatiemment la livraison de son nouveau matériel de brassage, prévue le lendemain.
En plus de ce nouveau lieu de production, ses nouveaux locaux disposeront eux aussi d’une tap room et d’une boutique. A l’inverse, sur le site de l’actuelle et très jolie taproom/biergarten située à Riquewihr, l’ancienne salle de brassage va se transformer dans les prochains mois en une salle de restaurant. Mais la taproom restera là, rassurez-vous. Les commandes du restaurant devraient d’ailleurs être confiées à un ami argentin de Jérôme, passé notamment par les cuisines de grandes maisons alsaciennes. Une bonne excuse pour y retourner dans quelques mois…
Vous pouvez retrouver la brasserie ainsi que d’autres partenaires dans notre box Bière en Boite. Celle-ci invite à sillonner la Route de la Bière qui s’étend des Hauts-de-France au Grand-Est en passant par la Belgique et l’Ile-de-France.
Un croisement entre tradition viticole et renouveau brassicole
Ensuite, cap vers le Sud. Direction le village de Wettolsheim, pour pousser les portes de la brasserie Boum’R (référence au nom donné aux habitants du village voisin où les deux fondateurs se sont rencontrés). Ici point de tap room, mais un lieu témoin de l’histoire viticole locale, puisque la brasserie est située dans un ancien bâtiment de production vigneronne, comme en témoignent les anciens tanks de stockage de vin situés au sous-sol. Ceux-ci sont d’ailleurs un parfait symbole des trajectoires croisées entre la tradition viticole et le renouveau brassicole de la région, puisque deux de ces tanks ont pu être réhabilités pour recevoir et stocker de la bière.
Ce jour-là, je surprends Max, l’un des fondateurs, en pleine séance de brassage. Il trouvera cependant le temps de me faire visiter les lieux. Et de me parler de sa gamme, essentiellement tournée autour du style IPA. Son terrain de jeu favori est donc celui du houblonnage. Il s’est par exemple lancé dans la création de toute une gamme sur une même base de recette, faisant ensuite un travail sur la variété de houblon pour chacune de ses moutures, afin de montrer les vertus organoleptiques de chacune d’entre elles.
A ce moment-là de la journée, j’avais prévu de poursuivre ma route en direction de Colmar, ville qui abrite notamment la bien connue brasserie Sainte-Cru. Mais c’était sans compter sur l’appel de Sébastien, le fondateur de la nano-brasserie Spo qui répondait à mon message laissé dans la matinée. « Vas-y, passe me voir, on boira un coup » sera sa conclusion à notre courte discussion par téléphone. Comment refuser ?
La hype brassicole en pleine zone blanche
Changement total de décor en me rendant à quelques kilomètres de Munster, soit au pied du massif des Vosges, avec de-ci de-là, quelques zones blanches ne facilitant pas ma recherche de la « brasserie » (on reviendra sur les guillemets un peu plus loin). En m’enfonçant dans ce paysage de plus en plus montagneux, je fais certes un petit écart par rapport à la route des vins, plutôt située dans la plaine, mais le mode opératoire de la nano-brasserie Spo me rappellera bien vite à la tradition viticole.
En arrivant chez Sébastien, c’est tout d’abord son tout jeune chien qui m’accueille (RIP mon t-shirt blanc), suivi de son propriétaire qui me reçoit très chaleureusement, non sans me mettre en garde en rigolant « tu vas voir, la visite va aller assez vite ». Et en effet, ici, point de cuves rutilantes, de tuyauterie ou de tap room, comme dans une brasserie traditionnelle, juste un petit module de brassage (comme peuvent en utiliser beaucoup de brasseuses/brasseurs amateurs) installé dans un garage. Alors, d’où vient cette hype qui entoure la nano-brasserie Spo ? Eh bien, il s’agit de tourner un peu la tête, direction un préau situé dans le jardin de Sébastien, et où sont empilées des dizaines de vieilles barriques en chêne.
Amateurisme et talent
Car oui, la spécificité de Spo, c’est l’assemblage et le vieillissement en barriques. Des bières simples à la base, puisque Sébastien part d’une base quasiment identique pour tous ses brassins. Il procéde parfois à des assemblages de différentes levures. Il les insère ensuite dans ses barriques (coucou la tradition viticole) de provenance et d’âge différents, en y ajoutant ou non des fruits ou des plantes, selon ses envies et les récoltes disponibles localement. Dit comme ça, le procédé semble très facile et plutôt hasardeux. Mais il requiert dans les faits une grande maîtrise et une sensibilité gustative aiguisée. D’ailleurs, la dégustation de quelques-unes de ses références confirme la réputation qui précède la brasserie. Tout est juste, avec une typicité propre mais également une belle présence des fruits mis à l’honneur. Mentions spéciales à la cuvée rhubarbe et la cuvée abricot.
S’inscrivant dans une mouvance actuelle, confidentielle en volume, mais qui rencontre un grand succès à l’instar des brasseries Ammonite (Bourgogne) ou L’Apaisée (Genève), Sébastien fait avant tout les recettes qui lui plaisent en suivant son instinct. Ancien fermier « auto-suffisant à 70% à cette époque-là » d’après ses dires, et donc brasseur autodidacte, il s’autorise maintenant quelques collaborations avec des brasseries plus conventionnelles. Mais en faisant toujours un pas de côté. C’est le cas pour sa dernière collaboration en date réalisée avec les lorrains de Piggy Brewing, qui utilise uniquement 100% de seigle comme base de céréale.
Ried, avec un R et un D
Il est alors temps pour moi de regagner la plaine et de reprendre la route des vins vers le Nord. Direction Muttersholtz et les Brasseurs du Ried, où j’ai rendez-vous avec Pierre Sigwalt, son fondateur. Sachez d’ailleurs, pour ne pas passer pour un touriste ultime comme ce fut mon cas, que Ried se prononce « ride ». Et que ça désigne les terrains inondables entourant les nombreux cours d’eau de la région de Sélestat. Sachez aussi qu’un bon GPS sera un allié de taille pour vous repérer dans les villages et éviter de vous perdre, comme ce fut mon cas, dans des noms avec une orthographe peu familière pour un non alsacien…
Bref, après bien des détours, me voilà arrivé à la Brasserie du Ried, une ancienne ferme typiquement alsacienne. J’apprendrai par la suite que le bâtiment, ancienne ferme inutilisée depuis la guerre, fut, dans les années 70, la première Maison de la Nature à être créée en France sous l’impulsion de la famille Sigwalt. Soit le premier centre d’éducation et de sensibilisation à la nature et à l’environnement mis en place par l’Etat. Qui a d’ailleurs accueilli de nombreuses personnalités politiques, de Jacques Chirac à Georges Marchais. Victime de son succès, plus de 20000 visiteurs par an tout de même, la Maison a d’ailleurs déménagé à quelques centaines de mètres dans un nouveau lieu qui vaut à lui seul le détour si vous passez par là.
Une brasserie avant tout
Mais revenons au brassage et à la Brasserie du Ried, créée en 2016 par Charles Guyot et Pierre Sigwalt, deux ingénieurs spécialisés dans la brasserie. C’est ce dernier qui sera mon hôte lors de mon passage. Un passage qui durera finalement près de 3h tant les anecdotes et le savoir accumulés pendant plus de 20 ans de carrière dans l’industrie brassicole (et laitière) sont nombreuses et passionnantes. Son parcours professionnel lui permet d’ailleurs un regard assez amusé sur toutes les tendances actuelles qui se multiplient dans le secteur brassicole, comme par exemple, la mode du Dry Hopping.
« C’est tout sauf une nouveauté. On travaillait déjà là-dessus dans les années 80 chez Kronenbourg. Mais comme on n’a jamais réussi à résoudre le problème de l’atténuation trop rapide des arômes du houblon ça a été abandonné. Mais j’ai entendu dire qu’un brevet avait été déposé récemment sur une technologie qui résoudrait cela. Donc à mon avis, on risque de voir du Dry Hopping arriver chez les grosses brasseries dans quelques temps ».
« La mode la grosse amertume n’est pas encore arrivée »
Ancien ingénieur dédié au pôle R&D du groupe Kronenbourg, Pierre a gardé process, rigueur et régularité dans son mode de fonctionnement. Et cela s’en ressent dans ses bières. Tout est parfaitement maîtrisé, sur une gamme que certains qualifieront de trop classique. Cependant, point de gros houblonnage au Ried. Il y a quelques années, une IPA avait est sortie, mais elle n’a pas trouvé preneur parmi la clientèle du Ried.
« J’ai un public majoritairement local et rural, chez qui la mode de la grosse amertume n’est pas encore arrivée. Si jamais elle arrive un jour. Et j’ai aussi une bonne partie de ma clientèle qui vient d’Allemagne et qui est très attachée à des styles de bière de fermentations basses et peu alcoolisées ». En résulte donc une gamme où les pilsner, marzen et weizenbier ont la part belle. Mention spéciale à la Cuivrée, exécutée au cordeau et légèrement ambrée sans trop de sucres résiduels, servie à la pression au Bierstub qui surplombe la brasserie, en provenance directe des cuves de la brasserie située en contrebas.
C’est au terme de cette journée marathon, que je regagne Strasbourg et ma chambre. Non sans un arrêt flammenkueche, bien évidemment, histoire de reprendre des forces pour le jour 2 de mon périple.
Si vous souhaitez par ailleurs peaufiner vos connaissances sur la bière et en découvrir un peu plus sur la bière et la région, découvrez notre séjour Bière et vin en Alsace.
Infos pratiques et adresses
Brasserie du Vignoble :
Taproom/Biergarten/Boutique : 8 av Jacques Preiss – Riquewihr
Site de Production/Boutique : 15 rue de l’industrie – Ribeauvillé
Page facebook / Site internet
Brasserie Boum’R
3 rue château – Wettolsheim
Page facebook / Site internet
Brasserie Taal (pas visitée pour cet article, mais fortement conseillée)
4 rue Soultzbach – Wihr-au-Val
Page facebook / Site internet
Nano-Brasserie SPO
Le lieu n’étant pas spécialement adapté à l’accueil de visiteurs, on va laisser Sébastien tranquille et ne pas dévoiler son adresse
Page facebook
Brasseurs du Ried
32 Ehnwihr – Muttersholtz
Page facebook / Site internet
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