Plus mystérieuse et fermée que ses cousines Orval, Chimay ou Westmalle, moins starifiée que Westvleteren, la cinquième brasserie Trappiste belge, l’abbaye de Rochefort reste pour autant un best-seller ! Mais on a voulu creuser un petit peu plus pour en apprendre davantage sur l’histoire passionnante de l’abbaye. Qu’est-ce qui se cache derrière cette brasserie Ardennaise ? Quel âge a l’abbaye ? Que signifient les numéros sur les étiquettes ? Quelques éléments de réponse ci-dessous.
NAISSANCE D’UNE ABBAYE
L’abbaye Notre-Dame de Saint-Rémy de Rochefort pourrait être l’objet de dizaines de livres tant il y a matière à raconter. L’histoire commence au XIIIe siècle, en 1230, lorsque l’acte de fondation est signé par Gilles de Walcourt, un comte local. Cette acte mentionne l’installation sur le sol de l’actuelle abbaye, d’une communauté de moniales cisterciennes nommée « Secours Notre-Dame ». Les croyantes vivent pauvrement et rencontrent déjà quelques difficultés liées à un sol difficile et aux impôts drastiques de la région. Ces difficultés ont raison des moniales qui décident de quitter Rochefort. Elles partent pour des terres plus fertiles et s’installent du côté de Givet, dans l’abbaye de Félipré, plus de deux siècles après la fondation du Secours Notre-Dame.
Le site de Rochefort n’est pas abandonné pour autant car rapidement réoccupé. Cette fois, par des hommes. C’est un abbé qui décide de s’installer accompagné d’une dizaine de moines. Le lieu devient abbaye, le tout sous la tutelle de Cîteaux, mère des abbayes. L’abbaye de Rochefort devient sa 28e fille. Elle élargit ses activités en exploitant les ressources délivrées par la rivière qui traverse les terres de l’abbaye mais aussi grâce au sous-sol, riche en marbre. Une activité de pisciculture et l’extraction du désormais réputé marbre bleu et rouge de Saint-Rémy répondent à la règle de Saint-Benoît qui stipule qu’il faut travailler de ses mains pour être moine « Ora et labora ».
DES ENNUIS ET ENCORE DES ENNUIS
C’est à partir du XVIe siècle que les soucis pointent. L’abbaye subit de nombreuses attaques : pillards locaux, calvinistes ou troupes de la famille des Habsbourg, Notre-Dame de Saint-Rémy n’est pas épargnée et attise les convoitises. Notez que durant cette période, la bière fait son apparition au sein de l’abbaye. Des traces écrites attestent qu’une brasserie est installée dans les murs de l’abbaye en 1595 et que l’orge et le houblon sont cultivés sur les terres des moines. Un faible rayon de soleil au regard du siècle catastrophique qui attend le lieu. Pillages, incendies, famines, épidémies, guerres et brigandage rythment les années. Abandonné à plusieurs reprises, l’abbaye se relève toujours, en témoigne sa devise trouvée en 1664 lors de la reconstruction de l’abbaye : « Curvata Resurgo » pour « Courbée, je me relève ».
UNE HISTOIRE DE RÉVOLUTION…
Durant le XVIIIe siècle, l’abbaye vivote et est souvent épinglée pour son manque de sérieux : bibliothèque à l’abandon, puces, alcool et tabac rythment la vie des occupants jusqu’aux révolutions liégeoise et française. En 1794, les troupes républicaines, bien aidées par la population locale, pillent et détruisent partiellement l’abbaye. En 1805 l’abbaye devient bien national. Ce n’est qu’en 1887 que l’abbaye va retrouver sa vocation première de lieu cultuel. Des moines d’Achel, autre abbaye Belge, sont envoyés pour repeupler Rochefort. Tout de suite, la volonté d’installer une brasserie au sein de l’abbaye surgit. Après 12 ans d’attente, de la bière est à nouveau produite en les murs de Notre-Dame de Saint-Rémy. En effet, après la rénovation de l’abbaye à la fin des années 1890, un bâtiment est libéré par les ouvriers. C’est ici que les cuves trouvent leur place pour les siècles à venir.
ET DE BIÈRE AUSSI !
Au fil des siècles, les moines ont développé une tradition de brassage de la bière, utilisant des ingrédients locaux tels que l’orge, le houblon et l’eau de source pour produire une bière de haute qualité mais surtout en compilant et en transmettant leurs recettes et savoirs au fil des générations. Bien que contrairement à ce que l’on puisse penser, les abbayes Trappistes ne brassent pas de la bière continuellement depuis des siècles. Beaucoup d’abbayes ont eu de longues périodes sans produire. Ce fut le cas de l’abbaye d’Orval qui a pendant longtemps privilégié le vin et même de l’abbaye de Rochefort dont aucun jus houblonné n’est sorti pendant plus d’un siècle et demi.
La bière est présente continuellement depuis 124 ans dans l’abbaye Ardennaise. Au départ, deux bières sont produites : une première bière de table, sans bulle ni mousse, directement tirée depuis le tonneau dans des cruchons, destinée aux moines et faisant office d’eau. Puis une seconde, plus charnue destinée aux locaux ; production modeste oblige. Il faudra attendre la sortie de la première guerre mondiale pour connaître un premier rayonnement au delà des seules communes voisines. Un camion racheté à l’armée Belge servit longtemps à livrer les cafés de la région.
Le sauveur des lieux
Dans les années 1950, les ventes sont en baisse. En cause, la concurrence féroce d’une autre abbaye Trappiste située à moins d’une heure : l’abbaye Notre-Dame de Scourmont, plus connue sous le nom de Chimay. Les bières Chimay se font une belle place jusque dans les établissement Rochefortois. La solution pour pallier cela est toute trouvée, la qualité doit être améliorée.
En 1952, la modernisation de la brasserie est entamée et les moines font appel au professeur Jean de Clerck, réputé pour avoir permis aux bières de Chimay de gagner en qualité. Cet homme, considéré comme le chercheur le plus influent de l’histoire de la bière Belge, donne un nouveau souffle à l’abbaye de Rochefort en développant la microbiologie et les mesures d’hygiène dans la brasserie. Et ce n’est pas du luxe puisqu’une étable et le tas de fumier étaient collés à la brasserie.
3 bières étaient déjà produites sur place mais vont changer de nom en 1960. La “Trappiste” devient la Rochefort 6, la “Spéciale” devient la 8 et la “Merveille” devient la 10. La “Middel”, bière de table de l’abbaye, est arrêtée en 1973, un an après l’arrêt de la culture de la céréale sur les parcelles de l’abbaye et quelques 8 années avant la fin de la fromagerie. En 1983 ne subsistent que les activités de brasseries et le travail du marbre lié aux carrières voisines.
ROCHEFORT 6, ROCHEFORT 8 ET ROCHEFORT 10
C’est donc depuis les années 1960 qu’on entend parler de la gamme actuelle avec les noms qu’on leur connait aujourd’hui. Au même titre que les bières de Westvleteren (jusqu’en 2022), la capsule faisait office d’étiquette. Subtilité supplémentaire, toutes les canettes de bière de la brasserie Rochefort étaient émaillées ; donc opaques. Problème, les trois sont brunes ! Une fois la capsule enlevée, plus possible de les différencier. C’est pour cette raison que des étiquettes voient le jour en 1988.
Ok, mais pourquoi les appeler par des chiffres ? Beaucoup pensent, à tort, qu’il s’agit du degrés d’alcool. Même si la réalité n’est pas si éloignée, il ne s’agit pas de ça puisque la 6 titre à 7,5%, que la Rochefort 8 est à 9,2% d’alcool et que la plus coriace, la 10, affiche 11,3% au compteur. Il s’agit en réalité de la densité, puisqu’auparavant en Belgique, on ne parlait pas de % d’alcool mais de degrés Belges, directement en lien avec la densité du moût de bière. Pour la faire simple, ça correspond bien à la puissance de la bière, mais il ne s’agit pas des degrés que l’on utilise de nos jours.
Car il faut le savoir, le calcul en % est très récent, on a par le passé utilisé de très nombreuses échelles pour mesurer le taux d’alcool comme les degrés belges donc, mais aussi les degrés Balling. Notons d’ailleurs qu’avant le XIXe siècle on ne s’encombrait tout simplement pas de ce détail, c’est donc une notion très récente, au même titre que les styles de bière. Les styles justement, parlons-en !
3 chiffres pour 3 styles
La Rochefort 6 est la Dubble par excellence. Maltée, elle est avec sa robe acajou la plus légère de l’abbaye, bien que titrant à 7,5. Au nez des arômes de date et de toffee se dégagent. Malgré son titrage alcoolique, elle est relativement aqueuse en bouche. Quelques notes d’épices viennent compléter le bouquet gustatif. A marier avec du gibier aux airelles. A découvrir accompagné d’un guide biérologue dans le cadre de notre séjour à la découverte des bières d’abbaye.
La Rochefort 8 est une pure Belgian Brown Ale à l’instar de ses voisines la Chimay Bleue ou la Brune Achel. Elle est épaisse, chaleureuse et affiche un profil olfactif proche de celui du café. Des effluves sucrées se dégagent de cette gourmandise. En bouche des notes de pain (bien) grillé, de cacao et de vin madérisé se dégagent. Elle est riche et complexe, idéale en accompagnement d’un jambon fumé ou d’un clafoutis aux griottes. A découvrir à bord d’un bateau et de accompagné de nos biérologues lors de nos croisières sur le thème des bières d’abbaye.
La Rochefort 10 est encore plus gourmande et complexe que ses deux petites sœurs. Les 11,3% ne se perçoivent que difficilement. Au nez, des odeurs de gousse de vanille s’offrent à vous, suivi de près par un riche côté cacaoté. En bouche c’est doux, presque soyeux. C’est rond et réconfortant grâce à la vanille et aux côté noisette grillée. Une bière à unir avec une forêt noire ou une mimolette extra vieille. Le tout à consommer au coin d’un feu crépitant ou devant une vitre enneigée.
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