Les trappistes, vaste sujet. Un ordre religieux devenu, au fil du temps, une incroyable machine à faire saliver les amatrices et amateurs de bières. Aujourd’hui, la renommée des bières trappistes n’est plus à faire. Elles se diffusent à l’échelle mondiale, elles conquièrent les palais sur tous les continents. Cependant, elles restent le fruit d’un savoir-faire ancestral très bien gardé, pour ne pas dire secret. Aussi, lorsque s’est présentée à nous l’opportunité de visiter l’un des étendards trappistes belges, l’Abbaye de Westmalle, nous avons bien évidemment sauté sur l’occasion. Franchissez avec nous les portes de ce sanctuaire trappiste, habituellement fermé aux visiteurs.
Avant de commencer la visite, un petit point géographie s’impose. L’abbaye de Westmalle, qui porte le nom du hameau voisin, se situe à une dizaine de kilomètres au Nord-Est d’Anvers et à quelques minutes de la frontière avec les Pays-Bas. L’imposant bâtiment est érigé en plein milieu d’une vaste clairière bordée de forêts diffuses. Dès notre arrivée, un sentiment de sérénité et de calme que l’on imagine propice à la vie monacale nous envahit. Pour atteindre les portes de l’abbaye, il faut franchir un portail, puis prendre un long chemin pavé bordé d’arbres majestueux qui nous fait alors traverser les siècles à la rencontre des fondements de l’ordre trappiste.
De la Normandie à la Suisse en direction du Canada
Pour bien poser les bases, il est important de savoir que l’ordre des trappistes, qui appartient lui-même à l’ordre des cisterciens, tient son nom de l’Abbaye de Trappe (Normandie). Cette dernière fut la chef de file du dogme de l’Etroite Observance, aspirant certains cisterciens à une vie plus pauvre et plus contemplative. Il existe deux dates fondatrices de la structure de base de l’ordre cistercien. D’abord, l’an 1098 : la création de l’Abbaye de Citeaux, qui a donné son nom à l’ordre des cisterciens. Ensuite, la rédaction de la Charte de la Charité de 1119.

N’allons pas jusque là. Projetons nous directement durant la Révolution Française. Ayant mis à mal les institutions monastiques en France, elle a poussé un certain nombre de religieux à chercher refuge à l’étranger. Parmi eux, les moines, que l’on retrouve notamment dans la Chartreuse abandonnée de La Valsainte en Suisse.
Cependant, en 1793, trouvant peut-être le temps un peu long au pays de l’horlogerie et du chocolat, trois moines décident de traverser l’Atlantique pour se rendre au Canada. Ce vaste projet les mène vers le port d’Amsterdam (celui-là même où il y a des marins qui chantent). Malheureusement, des turbulences politiques les laissent sur le quai. Tandis qu’ils s’apprêtent à repartir dans les vertes contrées suisses, l’évêque d’Anvers, ayant eu vent de leurs mésaventures, les encourage à s’installer dans son diocèse pour y établir une fondation. Ainsi, le 6 juin 1794 la vie cistercienne voit le jour à Westmalle.
Le développement des activités
L’Abbaye connait alors un développement important, passant de 3 moines lors de sa fondation à 42 moines en 1827. Toutefois, à son commencement, la bière ne faisait pas vraiment partie du quotidien de ces derniers. Les moines sont avant tout des exploitants agricoles. C’est ce qui leur permet de survivre à Napoléon qui ne voyait pas d’un très bon œil les couvents contemplatifs, non « productifs ». Le premier brassin, œuvre du Frère Bonaventure, date de 1836. Pour autant, ce n’est qu’en 1860 que la bière devient l’un des deux piliers de l’Abbaye (avec la ferme donc, qui possède tout de même une surface de 300 hectares). Cette activité crée du travail pour les moines et pour une cinquantaine d’ouvriers de la région.
« Une abbaye avec une brasserie, et pas l’inverse »
Retour en 2023 durant notre visite. Après avoir traversé l’imposante et utra-moderne salle d’embouteillage, qui voit passer 37 millions de bouteilles par an, nous nous retrouvons nez à nez avec…des vaches ! Car oui, deux siècles plus tard, Westmalle reste une ferme qui produit 50 tonnes de fromage par an.
Pour accompagner les bovins, la ferme possède également des cochons (pour manger les restes), des poulets et des moutons. Car comme nous le précise Johan, notre guide du jour, « Westmalle est une abbaye avec une brasserie, et pas l’inverse ». Une partie des animaux est d’ailleurs nourrie avec les drêches résiduelles des brassins. Une démarche en circuit-court très à la mode actuellement mais qui, pour les moines de l’Abbaye est une évidence. « Un investissement pour l’éternité » nous précisera-t-on. Un investissement qui se concrétise par plusieurs démarches comme par exemple le contrôle drastique de la qualité de l’eau rejetée (qui alimente les bassins piscicoles alentours) ou une réduction de moitié de la quantité d’eau nécessaire au brassage.
Dans la vie des moines
Après un passage par la boulangerie (1 500 pains et 10 000 ciabattas par mois tout de même, uniquement à destination de l’abbaye, des employés et du café trappiste), nous nous rendons dans la zone de l’Abbaye occupée par les 22 moines. En effet, loin d’être un simple élément de storytelling, les moines sont toujours présents dans le murs de l’abbaye. Mais également dans le conseil d’administration de la brasserie !
Pour résumer, la journée type d’un moine se divise en trois parties : huit heures de travail pour la communauté, huit heures de prières et huit heures de sommeil (oui, quand même). Ainsi, les horaires de production de la brasserie sont calqués sur le rythme de vie monacal. Elles débutent après leur première prière du jour (les Vigiles à 4h00) et se terminant à 20h00, heure du coucher. Les moines veillent au grain (sans mauvais jeu de mot), que ce soit pour la distribution ou le marketing. Par exemple, tous les revendeurs, gros ou petits en volume, bénéficient sans distinction du même prix d’achat.
2021, année Extra
C’est d’ailleurs une petite révolution qui a eu lieu en 2021. Les moines lancent la Westmalle Extra. Il s’agit d’une bière blonde relativement légère (4,8%) à la capsule bleue, jusqu’alors destinée à la consommation interne. Une troisième référence disponible pour le grand public qui tient son nom de l’ajout d’orge supplémentaire dans la recette de base. Une nouvelle venue qui vient donc s’ajouter aux deux bières emblématiques de l’Abbaye. Parmi elles, la Tripel, mère de toutes les triples depuis 1934 et représentant 71% des 135 000 hectolitres annuels produits par la brasserie. Arrivent ensuite la Dubbel (24% de la production) et la toute récente Extra qui représente déjà 4%. Spoiler, toutes les trois sont excellentes, mais nous y reviendrons plus tard.
70 ans de carrière et toujours aussi efficace !
Cette parenthèse monacale étant faite, nous pouvons passer à la visite de l’imposante salle de garde et ses rangées de cuves monumentales. L’occasion pour nous de goûter la Tripel sur différents niveaux de fermentation à même les cuves de garde. Un extrême honneur ! Aussi une expérience très riche, puisque nous avons successivement en bouche les différentes étapes de la construction gustative de cette bière référence : l’apparition progressive de notes de banane (caractéristique du style) et de bois qui viennent arrondir l’amertume trop franche des jeunes brassins. En résumé, nous avons un aperçu concret du travail réalisé par les levures maison, dont la souche est inchangée depuis 70 ans.
Un processus de garde long, mais nécessaire, sur lequel il n’est pas question de transiger. Notre dernière étape de la visite, les salles de stockage, nous le confirmera. C’est au milieu des quelques 120 000 bacs stockés dans le sous-sol labyrinthique de la brasserie que Johan nous confirmera qu’aucune bouteille ne sort de la brasserie si son contenu n’est pas considéré comme « arrivé à maturité ». C’est ainsi que chaque lot produit est marqué d’un petit panneau indiquant si oui, ou non, il est autorisé par les maîtres-brasseurs à être expédié à destination des consommateurs.
Une dégustation hors du temps
Alors que nous regagnons la surface et nous apprêtons à remercier notre guide du jour pour le temps accordé, Johan nous annonce qu’il « est plus que temps de passer à la dégustation ». Nous sommes alors conduits dans une salle hors du temps. Ancienne salle destinée aux rendez-vous professionnels, l’espace est composé de meubles en formica fleurant bon les années 60, d’étagères pleines de verres anciens et de chopes offertes par des brasseries amies, et d’une table sur laquelle trônent des petits dés de fromage et, surtout, des bouteilles de Westmalle Extra, Dubbel et Tripel et leurs verres qui n’attendent plus que nous. Oui, nous faisons un métier difficile.
C’est au cours de cette belle séance de dégustation en compagnie de Johan, véritable bible de la tradition brassicole belge, dans le métier depuis plus de 35 ans et désireux de transmettre son savoir, que nous apprendrons pourquoi la Westmalle est si rare en tirage pression (seulement 2% de la production est conditionnée en fût). La raison est simple : garantir une qualité optimale. En effet, si l’établissement n’a pas le débit suffisant, le fût reste ouvert trop longtemps. Cela dénature les saveurs de son contenu. Nous apprendrons également que la brasserie distribue ses bières principalement dans la zone Benelux (87% de la production), puis sur le marché français (6%), et que seulement 2,5% sort d’Europe, majoritairement à destination des USA, du Canada et de la Chine. Le Canada, qui, rappelons-le, était à la base le pays cible des moines fondateurs de Westmalle. Mieux vaut tard que jamais.
Bière et nourriture
C’est donc avec le sentiment du devoir accompli, avec plein de saveurs en bouche et de chiffres en tête que nous nous apprêtons à prendre congé. C’était sans compter sur Johan qui tient maintenant à nous faire découvrir le Café Restaurant Trappiste Westmalle situé à quelques dizaines de mètres de la brasserie. En grands professionnels que nous sommes, nous ne refusons bien évidemment pas l’invitation à déjeuner. Ce sera pour nous l’occasion de découvrir, autour de croquettes de crevettes, une spécialité propre au lieu, le Half & Half, soit le fait de mélanger dans un même verre de la Westmalle Dubbel et de la Westmalle Tripel en proportions égales.
3 critères pour garantir la tradition
L’occasion également d’échanger sur la difficulté de maintenir l’exigence inhérente aux bières trappistes dans le monde. Car l’obtention du label trappiste, le tant convoité label ATP, est soumis à une réglementation drastique qui exige trois critères :
- La production doit être réalisée sur le site de l’abbaye ou à proximité immédiate. C’est ce qui vaut, par exemple, à l’Abbaye du Mont des Cats, qui brasse chez Chimay, de ne pas pouvoir arborer le label.
- Au moins un moine de l’ordre doit encadrer la production.
- Les bénéfices générés par la vente de produits trappistes sont destinés à couvrir les frais de la communauté monacale (gestion, rénovation, etc.), le surplus étant reversé à des œuvres caritatives.
C’est d’ailleurs le deuxième de ces critères qui a poussé l’Abbaye d’Achel à abandonner son activité brassicole trappiste en 2022. L’abbaye, a dû envoyer ses derniers moines à l’Abbaye de Westmalle, en raison de leur grand âge. Une problématique pas encore à l’ordre du jour chez nos hôtes dont le plus jeune membre est âgé de 36 ans, mais qui constitue une réelle crainte à moyen terme au sein du monde brassicole trappiste.
Un cahier des charges qui peut faire figure de casse-tête, mais qui demeure garant d’un savoir-faire pluriséculaire. Une tradition brassicole unique. Fruit d’une histoire née en Bourgogne et d’une expédition au Canada avortée, que nous avons eu le privilège de côtoyer l’espace d’une journée. Un voyage dans le temps que nous n’oublierons pas de Cîteaux.
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Nous ne pouvons que vous conseiller d’aller consulter le site Internet du Festival des bières d’Abbaye qui se déroule tous les ans dans le cadre exceptionnel de l’Abbaye de Vaucelles (Nord).
Egalement, le séjour autour des bières trappistes proposé par L’Echappée Bière qui vous conduira cette fois à la découverte des abbayes d’Orval, Chimay et Rochefort et devrait vous faire saliver.
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